1886: Flambée insurrectionelle en Wallonie

Vu sur le site de rené binamé

En 1886, une flambée insurrectionnelle se répand de Liège à Charleroi pendant près d’une semaine, résultat d’une rage confusément accumulée pendant des années.

Ce mouvement obtiendra deux  » réponses « . D’une part, une implacable répression étatique (la troupe charge, sabre, tire et tue; les magistrats ont la main lourde). D’autre part, l’encadrement politique et social par le tout jeune Parti Ouvrier Belge (futur Parti Socialiste), fondé l’année précédente.

De la répression, le mouvement ouvrier aurait pu se relever. Dans la foulée, envers et contre le POB, il connaîtra d’ailleurs encore plusieurs soubresauts qui ne seront maîtrisés que de justesse (1893, 1902, 1912…). Par contre, constatons qu’il ne s’est pas encore relevé de son intégration progressive par l’appareil socialiste (et dans une moindre mesure, catholique). Jusqu’à nouveau désordre ouvre-chef et boute-feu?



18 mars 1886, 15e anniversaire de la Commune de Paris. Une poignée d’anarchistes liégeois décide de commémorer l’événement par un meeting qui va déborder au-delà de leurs espérances. (Voir tract)

Bien sûr, un tract ne produit pas un soulèvement, mais il peut comme ici en exprimer, en clarifier, en attiser les motivations. Les émeutes qui s’étendent pendant près d’une semaine depuis Liège jusqu’au bassin de Charleroi témoignent d’une colère qui grondait souterrainement. Le radicalisme des mots d’ordre, les destructions perpétrées sur l’appareil de production et sur les biens de leurs propriétaires (comme aux verreries Baudoux à Jumet), la violence des affrontements avec les forces de répression sont autant d’indices qui témoignent de la virulence de la flambée insurrectionnelle. Les autorités craignent même que la contagion ne gagne la troupe envoyée rétablir l’ordre. Le danger devenait en effet bien réel et que l’on passe ainsi de l’émeute et de l’insurrection au mouvement révolutionnaire. Cela ne s’est pas produit. L’histoire a des leçons à donner, pas à recevoir.

 » La répression n’a eu d’égale que la crainte éprouvée par les possédants. Dès le 24 mars, les sanctions pleuvent. presque toutes les peines prononcées atteignent le maximum. (…) Au lendemain des troubles de Liège, l’opinion conservatrice et le gouvernement, d’une seule voix, en avaient attribué la cause à des agitateurs, à un complot de l’étranger. alertées, les chancelleries n’en ont découvert aucune trace, si ce n’est des mouvements analogues en France, en Angleterre ou aux Etats-Unis d’Amérique » (René Van Santbergen, La grève de 1886).

Le retour au travail, la mise au pas des prolétaires sous l’égide de leur représentants politiques ne se fera pas sans heurts.  » Le POB voulait faire peur à la bourgeoisie en lui disant: Attention, je vais lâcher les chiens, mais la vraie peur du POB, c’était de devoir vraiment les lâcher  » (Robert Devleeshouwer, cité par JP. Schreiber, in La Wallonie née de la Grève?, édition Labor, 1990). Et puisque régulièrement certains amnésiques accusent le Parti socialiste de trahison, voire même de chanter faux l’Internationale, il est bon de rappeler qu’il n’a résolument jamais rien fait d’autre.

 

Un autre texte intéressant:

Les faits:

« Sans souci ! Telle doit être la position des milieux bourgeois en cette journée du 18 mars 1886 à Liège. La police, sourde aux rumeurs, conclut que la manifestation et le meeting projetés par le groupe anarchiste de Liège ne dépasseront pas l’ampleur des précédentes manifestations, au contraire. Des mesures de sécurité de routine sont prises au dernier moment dans l’après-midi. Déjà cependant, la physionomie de la ville a changé. Dès l’heure de midi, il y règne une animation inusitée. On y respire comme un air de fête, mais on y remarque des rumeurs curieuses : «Louise Michel, l’héroïne de la Commune sera présente ! ».

Des camelots vendent le Catéchisme du Peuple d’Alfred Defuisseaux. Au sortir des ateliers, des travailleurs traînent sur les trottoirs, l’air innocent dans le soir qui s’allonge. De la banlieue, dès l’après-midi, des bandes ont pris la route de la Cité. Un témoin dénonce leurs « chansons lugubres », des mineurs crient « Vive la République ! ». On n’escomptait plus de 250 à 300 participants, mais dès 19 heures, la foule est compacte. Edouard Wagener et Jean Joseph Rutters sont surpris par l’affluence : plusieurs milliers de personnes, imprimeront les journaux. Beaucoup de jeunes « gamins », des femmes en grand nombre, une atmosphère bon enfant. Deux bannières, sommées du bonnet phrygien, donnent la départ à deux cortèges dont le premier s’ébranle vers le Pont-des-Arches par la rue Léopold, mais dont une partie dévie vers le Quai-sur-Meuse pour rejoindre en Vinâve d’Ile un second cortège guidé par Edouard Wagener vers le centre commercial de la Cité où peuvent se contempler les fruits, défendus aux manifestants, de l’abondance bourgeoise.

Aux cris de « Vive l’anarchie ! » répondent les vociférations : « Massacre, massacre ! Révolution ! », « A bas la propriété ! », « A bas les riches ! », « A bas les capitalistes ! », et le traditionnel « A bas la calotte ! ». Les volets des commerces s’abattent à grands fracas, tandis que des vitrines, déjà, volent en éclats. La Place du Théâtre et bientôt, la Place du Marché et les environs de l’Hôtel de Ville sont envahis par la meute hurlante : « A manger ! A manger ! Du pain ! ». Une boulangerie est défoncée, les pains roulent. Le torrent populaire traverse la Meuse, déferle en Outre-Meuse, jusqu’à la Place Delcour où l’arrière salle du Café national, lieu du meeting, est déjà comble. Devant 400 auditeurs alternent des orateurs aux intentions diverses, apaisantes pour les uns, subversives pour les autres, qui entraînent la foule vers l’extérieur où le cortège tourne à l’émeute. Des coups de feu sont tirés. Wagener s’époumonne : « C’est la dynamite qui doit avoir raison des propriétaires. Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Celui qui crève de faim, nom de dieu ,doit le prendre où il le trouve… la faim justifie le vol et le pillage ! » La foule crie : « Vive la République ! », « Vive la Commune », « Vive l’ouvrier ! », tandis que se gonflent les accents de la Marseillaise.

Trois à quatre mille personnes tourbillonnent sur cette place aiguë. Elles repassent la Meuse, harcelées par la police, la gendarmerie, la garde civique, les charges de cavalerie. Tout le centre, depuis l’entrée de St Gilles jusqu’à la Place St Lambert, frémit sous le maelström. Des pavés brisent les devantures, du mobilier de café vole dans tous les sens, les fiacres s’enfuient au galop de leurs chevaux. On pille les boutiques. Du pétrole enflammé est projeté sur les gendarmes à cheval. Des coups de feu sont échangés. Rassemblée à la hâte, la troupe descend de la Citadelle sur la ville. Toutes les autorités sont sur les dents : 17 blessés, dont 6 du service d’ordre, une cinquantaine d’arrestations, 104 immeubles endommagés, tel est le bilan au moment où, vers trois heures du matin, les derniers fuyards s’enfoncent dans la nuit. Rien, toutefois, n’est terminé. Bien au contraire.

La grève part du Charbonnage de la Concorde, à Jemeppe-sur-Meuse, dont un porion, Léon Lignon, est resté entre les mains de la maréchaussée à Liège. Le mouvement se propage comme l’éclair dès l’aube du 19 mars. Les vitres de la maison du directeur volent en miettes. Pour la patronat, c’est « Non ! » à toute revendication, ni sur la salaire, ni sur le temps de travail. A 8 heures du matin, la grève est générale dans la bassin investi par la gendarmerie, les lanciers, la ligne. La Société Cokerill, toutefois, se félicite du calme de ses ouvriers.

A Liège, police et chasseurs-éclaireurs de la garde civique protègent les abords de la ville, mais l’agitation, sporadique, persiste, menée par des « gamins » tandis que la foule se presse autour du Palais de Justice où les prisonniers sont amenés à grands renforts de moulinets de sabre. Dans la banlieue, la situation s’empire tandis que la pluie disperse les citadins. On brise, on tire, on lance des boulons contre tout ce qui évoque la prospérité. Tilleur, Saint-Nicolas, Jemeppe sont en effervescence. On lapide les trams, saccage les abris, démolit l’éclairage public. La troupe s’installe partout à Seraing, à Flémalle, à Jemeppe, à Ougrée, à Montegnée, à Glons, à Grâce-Berleur. Le lieutenant général baron van der Smissen prend le haut commandement des unités militaires rassemblées en hâte et des réservistes dare-dare rappelés. La nervosité suscitée par la peur et les bobards provoquent des échauffourées ; il y a des morts, des blessés, des hommes, des femmes, des adolescents. Dans les campagnes s’allongent les longues files de quémandeurs et de mendiants, traqués par la gendarmerie et la troupe. Des piquets de grève collectent dans les fermes au grand émoi des paysans.

Dans les meetings, les socialistes tentent de ramener le calme et de privilégier l’organisation du dialogue démocratique. Mais de forts piquets de grève continuent à entraver le travail, les jeunes « hiercheurs » sont les plus acharnés, les femmes ont l’esprit plus monté que les hommes, témoignent les journaux. On réclame la journée de travail à 4 francs, soit un de plus, mais les patrons refusent, arguant des armuriers qui ne se font que 1,50 franc par jour.

En ville, la bourgeoisie est sur pied de guerre. Les cellules regorgent de prisonniers que l’on aiguille vers Louvain, Huy, Namur, Raikem. Les esprits s’échauffent, à Bruxelles et ailleurs. Tandis qu’à Liège, le mouvement s’essouffle, le voici qui déferle soudain sur le pays de Charleroi où, le 25 mars, la paye des mineurs est réduite. Le 26 mars, la fermentation gagne les verreries malgré les réquisitions de troupes, insuffisantes en cet endroit. A Lodelinsart, aux magnifiques verreries Baudoux, c’est l’Apocalypse. Tout flambe, tout explose sous la violence des grévistes. A Jumet, le château du patron subit le même sort. Le 27 mars, à Roux, c’est la tragédie. La troupe tire, on relève neuf morts. Les correspondants de presse évoquent Germinal. Jean Volders proclame dans le Peuple : « Ils l’ont eu nos gouvernants le sang qu’ils désiraient, la sang dont ils avaient soif. Mais il faut que ce sang-là féconde la moisson que la socialisme prépare… ».

Partout, les revendications des travailleurs exigent d’abord plus de considération. Il est fait trop peu de cas de la vie du mineur. Maladies de poitrine, pleurésies lui sont fréquentes. Il est traité comme une bête de somme, évincé par des ouvriers étrangers plus malheureux encore. L’emploi est précaire. S’il se présente à la fosse, il ne descend qu’une fois sur deux. Il ne s’aperçoit des baisses de salaire qu’au moment de la paie. La patron retient indûment le carnet de travail. Tels sont les griefs. On demande l’amélioration des caisses de pension et de secours. Mais la patronat excelle dans l’art de semer la division, de jouer de l’embauche et du renvoi, de recourir à l’importation de houille étrangère. On note cependant quelques concessions. Les pouvoirs publics s’entremettent et, dès le début avril, les esprits se refroidissent. La bourrasque retombe, l’émeute n’a pas engendré l’insurrection. Les travailleurs qui en trouvent retournent au travail, vaincus, mais fiers de leur force soudain révélée. »

Extraits de : « 1886 La Wallonie née de la grève » , M. Bruwier, N. Caulier-Mathy, C. Desama, P.Gérin, éd Labor, Bruxelles, 1990, p.45 à 47

 

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